6 décembre 2013

Saint-Roch style

Texte publié dans le premier recueil du Cercle d'auteurs de la relève, «Textes indigestes et autres problèmes gastriques», 2013


J’ai l’âme nomade. Je cumule les maisons, meublées ou non. Ici et ailleurs. Je récolte quelques souvenirs au passage, je m’imprègne des odeurs.

Sur mon permis de conduire, les autocollants se superposent. Dernière adresse : rue de la Chapelle, au coin de la Reine. En plein cœur d’un quartier paumé, brun, crotté, où les tops de cigarettes, les bouteilles de bière fracassées et les condoms flétris jonchent les trottoirs gris. Mosaïque de misère.

Quand ma grand-mère était petite, Saint-Roch était prospère. Quand ma mère était petite, Saint-Roch était sur le déclin. Quand moi j’étais petite, Saint-Roch se shootait à l’héro.

J’ai vécu le Mail, vestige de la tendance béton des années 70 et des centres d’achats de banlieue. Ado, j’ai bummé dans ce looooong couloir commercial; fumé quelques joints dans les toilettes crasseuses avec les copines; acheté des souliers cheaps chez Yellow et des jeans stretchés chez Zabé; volé quelques trucs inutiles chez Escomptes Lecompte.

Je me souviens de cette époque où chaque vendredi soir était aussi lumineux qu’une boule miroir. Moi et ma gang de filles, on débarquait de « la » bus au coin de Dorchester, surexcitées : on allait veiller au Jet Set, discothèque 13-17. Il y avait DJ Dave qui spinnait des vinyles dans sa tour d’ivoire. On avait sympathisé avec son petit frère pour se rapprocher de lui. Des vraies groupies! Il nous avait trainées chez lui un soir après la fermeture du bar. Un logement miteux rue de la Couronne. Love Bites de Def Leppard jouait en sourdine pendant qu’on fumait ses cigarettes et buvait sa bière.

J’avais 15 ans. J’étais une jeune fille en fleur dégourdie, flirtant avec les gangs de rue, les batailles, la police, le sang. L’effervescence de la ville était un délicieux vertige et me faisait oublier à quel point le danger, toujours, était imminent.

Depuis, Saint-Roch s’est calmé. On a voulu l’embellir, le rajeunir. Ce Mail Centre-Ville qui m’a vue rire, crier, danser et aimer n’est plus. Saint-Joseph dépouillée de ses murs est une artère ultra chic, avec ses restos, cafés branchés et boutiques haut de gamme où de jeunes carriéristes bourrés d’hormones et de fric se la pètent le jeudi midi, question d’épater la galerie lors du 5 à 7 au Boudoir, rue du Parvis.

Mais le Nouvo Saint-Roch n’est qu’une illusion. Un diachylon orné de paillettes apposé sur la plaie purulente qu’est encore la Basse-Ville. Quand on se retrouve dans le vrai monde, on se rend compte que son âme n’a pas tellement changé. Il y a encore des prostituées qui prétendent attendre un lift rue de la Salle à toute heure de la journée. Il y a ceux qui quêtent notre petit change à l’intersection de la rue du Pont, le regard et les poches vides. Il y a ces jours où, quand je file au boulot vers 9 h le matin, quelques clients sirotent déjà une grosse 50 au bar le Dauphin.

Saint-Roch est encore cette vieille râleuse rabougrie dans son coton ouaté élimé fumant des Mark Ten en file indienne. Ou cette jeune mineure aux cheveux de toutes les couleurs qui, chaque jour que le bon Dieu fait, attend sa dose de méthadone au Brunet.

Et là, sur le macadam devant la porte de mon nouvel appartement, une flaque de vomi sèche au soleil. C’était le 1er hier.