J’ai l’âme nomade. Je cumule les maisons, meublées ou non. Ici et ailleurs. Je récolte quelques souvenirs au passage, je m’imprègne des odeurs.
Sur mon permis de conduire, les autocollants se superposent.
Dernière adresse : rue de la Chapelle, au coin de la Reine. En plein cœur
d’un quartier paumé, brun, crotté, où les tops de cigarettes, les bouteilles de
bière fracassées et les condoms flétris jonchent les trottoirs gris. Mosaïque
de misère.
Quand ma grand-mère était petite, Saint-Roch était prospère.
Quand ma mère était petite, Saint-Roch était sur le déclin. Quand moi j’étais
petite, Saint-Roch se shootait à l’héro.
J’ai vécu le Mail, vestige de la tendance béton des années
70 et des centres d’achats de banlieue. Ado, j’ai bummé dans ce looooong
couloir commercial; fumé quelques joints dans les toilettes crasseuses avec les
copines; acheté des souliers cheaps chez Yellow et des jeans stretchés chez
Zabé; volé quelques trucs inutiles chez Escomptes Lecompte.
Je me souviens de cette époque où chaque vendredi soir était
aussi lumineux qu’une boule miroir. Moi et ma gang de filles, on débarquait de
« la » bus au coin de Dorchester, surexcitées : on allait
veiller au Jet Set, discothèque 13-17. Il y avait DJ Dave qui spinnait des
vinyles dans sa tour d’ivoire. On avait sympathisé avec son petit frère pour se
rapprocher de lui. Des vraies groupies! Il nous avait trainées chez lui un soir
après la fermeture du bar. Un logement miteux rue de la Couronne. Love Bites de Def Leppard jouait en
sourdine pendant qu’on fumait ses cigarettes et buvait sa bière.
J’avais 15 ans. J’étais une jeune fille en fleur dégourdie, flirtant
avec les gangs de rue, les batailles, la police, le sang. L’effervescence de la
ville était un délicieux vertige et me faisait oublier à quel point le danger,
toujours, était imminent.
Depuis, Saint-Roch s’est calmé. On a voulu l’embellir, le
rajeunir. Ce Mail Centre-Ville qui m’a vue rire, crier, danser et aimer n’est
plus. Saint-Joseph dépouillée de ses murs est une artère ultra chic, avec ses restos,
cafés branchés et boutiques haut de gamme où de jeunes carriéristes bourrés
d’hormones et de fric se la pètent le jeudi midi, question d’épater la galerie
lors du 5 à 7 au Boudoir, rue du Parvis.
Mais le Nouvo Saint-Roch n’est qu’une illusion. Un diachylon
orné de paillettes apposé sur la plaie purulente qu’est encore la Basse-Ville.
Quand on se retrouve dans le vrai monde, on se rend compte que son âme n’a pas
tellement changé. Il y a encore des prostituées qui prétendent attendre un lift
rue de la Salle à toute heure de la journée. Il y a ceux qui quêtent notre
petit change à l’intersection de la rue du Pont, le regard et les poches vides.
Il y a ces jours où, quand je file au boulot vers 9 h le matin, quelques
clients sirotent déjà une grosse 50 au bar le Dauphin.
Saint-Roch est encore cette vieille râleuse rabougrie dans
son coton ouaté élimé fumant des Mark Ten en file indienne. Ou cette jeune
mineure aux cheveux de toutes les couleurs qui, chaque jour que le bon Dieu
fait, attend sa dose de méthadone au Brunet.
Et là, sur le macadam devant la porte de mon nouvel
appartement, une flaque de vomi sèche au soleil. C’était le 1er
hier.